La Feuille de route Québec ZéN : dialoguer pour changer le monde

Carole Dupuis, administratrice et présidente sortante du conseil d’administration du Front commun pour la transition énergétique, et membre du regroupement Des Universitaires

Le 30 septembre 2019, le Front commun pour la transition énergétique donnait le coup d’envoi public de Québec ZéN, une initiative de dialogue social visant à accélérer la transition du Québec vers la société « zéro émission nette » de demain, plus résiliente et plus juste. 

Le même jour, il publiait la version 1.0 de sa Feuille de route pour la transition du Québec vers la carboneutralité. Le but : utiliser cette ébauche comme point de départ pour coconstruire une vision du Québec post-carbone, des chemins qui y mènent et des fausses pistes qui nous en éloignent, en accueillant pleinement les consensus scientifiques ainsi que la diversité des sensibilités politiques et des analyses intersectionnelles; utiliser cette démarche comme tremplin pour propulser un vaste mouvement de transformation socio-écologique.

Cet appel au dialogue a trouvé un large écho. Au fil des 12 mois qui ont suivi, près de 190 personnes, membres du Front commun et alliées, appartenant à plus de 85 organisations et à au moins 21 départements, chaires de recherches ou facultés de 12 universités ont contribué à la version 2.0 adoptée à l’unanimité par l’assemblée générale du Front commun et présentement disponible sur le Web (https://www.pourlatransitionenergetique.org/feuille-de-route-quebec-zen/).

L’urgence de passer de la parole aux actes

Cette démarche collective exceptionnelle s’inscrit dans un moment extrêmement troublant de l’histoire de l’humanité. Alors que nous ne mesurons pas encore tous les impacts de la pandémie de COVID-19, spécialement sur les populations vulnérables, nous savons déjà que nous devons réduire immédiatement et radicalement nos émissions de GES pour avoir une chance d’empêcher que le réchauffement du climat n’ait des conséquences encore plus terrifiantes — et irréversibles.

Face à ces sombres perspectives, l’urgence d’agir se fait chaque jour plus pressante. Or, des solutions existent, et la Feuille de route Québec ZéN en recense un grand nombre. Ces solutions sont connues et applicables, à la condition d’agir sans délai en privilégiant les approches systémiques plutôt que les actions à la pièce qui s’entrechoquent trop souvent. 

Un antidote au mirage de la « croissance verte » 

Dans le contexte actuel de surenchère des programmes et subventions visant une relance dite « verte », la Feuille de route se veut un antidote à la mouvance technico-optimiste selon laquelle les avancées technologiques et la plantation de milliards d’arbres nous mèneraient, à elles seules, à la carboneutralité. Au contraire, la Feuille de route tente de cibler les racines de la crise, qui sont systémiques, et de fournir des balises conséquentes pour guider tous les aspects de la transformation sociale profonde qui s’impose. 

Ces balises incluent les stratégies incontournables : s’affranchir d’urgence des énergies fossiles, stopper immédiatement les investissements dans des infrastructures encourageant l’auto solo et l’étalement urbain (comme le tunnel Québec-Lévis), se doter de normes de construction dignes du xxie siècle, tendre vers le zéro déchet, restaurer les milieux naturels, réparer le système agricole et alimentaire, etc. 

Elles ciblent aussi les errements qui bloquent la transition : poursuivre notre fuite en avant en comptant sur les technologies de séquestration du carbone (identifiées comme un risque majeur par le GIEC), dilapider nos fonds publics pour produire de l’énergie (par exemple, le gaz naturel renouvelable) au détriment d’investissements dans la sobriété, financer des mégacentres de gazéification des déchets solides plutôt que l’élimination à la source des emballages et des objets superflus, subventionner la voiture électrique plutôt que réserver l’argent public aux mesures qui encouragent la marche, le vélo, le transport collectif ainsi que la densification des cœurs urbains et villageois, etc.

Ces quelques exemples laissent entrevoir l’ampleur des transformations à réaliser et leurs impacts potentiels sur certains groupes sociaux. Voilà pourquoi, loin de se limiter aux aspects techniques de la transition, la Feuille de route accorde aussi énormément d’attention aux enjeux politiques et sociaux qu’elle soulève. 

Équité et protection des droits humains

La Feuille de route pour un Québec ZéN est catégorique : en harmonie avec les critères du Front commun pour une transition énergétique porteuse de justice sociale, la transition ne doit laisser personne derrière. 

Aussi indispensables et incontournables soient-elles, les mesures réglementaires et écofiscales ne devront pas pénaliser les groupes vulnérables de la société, qui contribuent le moins au réchauffement climatique. La transition ne devra jamais servir de prétexte à la violation des droits des collectivités visées par des projets d’extraction en lien avec l’électrification. Nous devrons respecter les droits territoriaux autochtones et assurer des conditions de vie décentes aux réfugié.e.s climatiques. Les travailleurs et travailleuses dont les emplois dépendent des énergies fossiles, de la surconsommation et du gaspillage de ressources, tout comme les producteurs et productrices agricoles, devront être soutenus dans le cadre de stratégies structurantes visant l’émergence d’une économie viable. 

En route vers des Collectivités ZéN

La coconstruction de la Feuille de route, un document de plus de 120 pages traitant d’une myriade de sujets complexes et litigieux, endossé consensuellement par des organisations aux intérêts diversifiés représentant collectivement 1,8 million de personnes au Québec, a démontré la puissance du dialogue social. Dans le cadre de la phase 2 de Québec ZéN intitulée « En action ! », le dialogue se poursuit, s’élargit et s’amplifie maintenant à l’échelle des territoires où des Chantiers de Collectivités ZéN se mettent en place. 

Les porteurs de ces Chantiers, des organismes locaux enracinés dans leurs territoires respectifs, utilisent la Feuille de route Québec ZéN comme canevas pour rassembler les autres acteurs-clés de leur milieu et tracer avec eux leur propre Feuille de route, avec l’appui proactif du Front commun pour la transition énergétique et de ses partenaires. Bien que naissantes, ces initiatives d’innovation sociale ancrées dans l’inclusion, le partage, la créativité et la solidarité créent déjà une effervescence palpable. 

Une invitation

La transition écologique mène à un monde plus propre, plus convivial, beaucoup plus sécuritaire. Les défis qu’elle soulève n’en sont pas moins colossaux, et l’équité intergénérationnelle nous interdit de gaspiller en fausses solutions un temps que nous n’avons plus. Dans ce contexte, le dialogue social n’est pas une option mais bien un impératif.  Non pas pour marchander des demi-mesures ou des incohérences qui nous feraient échouer, mais bien pour faire jaillir du maillage des savoirs et du choc des perspectives des trajectoires dignes et viables pour les écosystèmes et tous les êtres vivants qui en dépendent.  

C’est à ce dialogue lucide et courageux que le Front commun pour la transition énergétique convie la population du Québec.

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 9 juillet 2021


Sauver le climat en construisant la résilience des collectivités 

Carole Dupuis, administratrice et présidente sortante du conseil d’administration du Front commun pour la transition énergétique, et membre du regroupement Des Universitaires

Denis Bourque, Ph. D., professeur titulaire, Université du Québec en Outaouais et membre du regroupement Des Universitaires

Réal Lalande, président, Action Climat Outaouais (ACO)

On l’a vu : en temps de crise, les collectivités peuvent se retrouver, du jour au lendemain, devant des rayons d’épicerie dégarnis. La main-d’œuvre d’un pan entier d’une économie locale peut se voir jetée dans la précarité à cause d’une saute d’humeur des marchés mondiaux. Une collectivité peut, à tout moment, voir surgir des promoteurs qui tentent de forcer le passage d’un pipeline ou la fracturation du sous-sol.

Vulnérabilité

La vulnérabilité des collectivités se révèle aussi de manière saisissante lors des catastrophes qui se multiplient à cause du réchauffement climatique : canicules, sécheresses, incendies, tempêtes, inondations, pénuries, etc.

Cette vulnérabilité est intimement liée au fait que les lieux de pouvoir sont en grande partie déconnectés des milieux de vie. Conséquence, entre autres, de l’industrialisation, de la mondialisation, de la financiarisation de l’économie et de la captation d’une part substantielle du pouvoir politique par les intérêts économiques, cette déconnexion a des conséquences profondes. Elle permet que les détenteurs des capitaux — conglomérats, fonds d’investissement et de retraite, assureurs — prennent des décisions d’investissement déterminantes sans égard pour les écosystèmes des territoires exploités, pour les humains qui y vivent ou pour les limites biophysiques de la planète.

Le problème n’est pas nouveau. Néanmoins, partout dans le monde, un nombre croissant de collectivités s’éveille à son importance capitale dans le contexte de la crise climatique, qui commande d’entamer d’urgence un virage à 180°.

Prise de conscience

Ces collectivités prennent acte de leur vulnérabilité. Elles craignent le pire pour l’avenir, constatant qu’en cas d’emballement climatique, elles seraient incapables d’absorber les chocs et les stress chroniques qui en découleraient, et que les plus vulnérables en souffriraient le plus, même s’ils y ont le moins contribué.

Elles saisissent que la plupart des leviers qui leur permettraient de diminuer leurs émissions de GES leur échappent. Elles comprennent qu’elles ne pourront cesser d’attiser elles-mêmes la crise qui les frappe qu’en se donnant le pouvoir d’agir sur leurs choix sociaux, économiques et environnementaux.

Certaines entreprennent de se transformer pour diminuer leur fragilité. Bien que partielles et préliminaires, leurs expériences permettent de tracer les contours de ce que pourraient être les « collectivités résilientes » du futur.

Les collectivités résilientes

Voici un aperçu de ces collectivités rêvées :

Rompant dans la mesure du possible leur dépendance envers l’économie mondiale financiarisée, les collectivités qui cheminent vers la résilience se projettent dans l’avenir et prennent les choses en main à leur échelle. Elles inventent des solutions ancrées dans les milieux qui les abritent, une société plus simple, plus conviviale et plus solidaire, respectueuse des habitats et des limites de la planète.

Elles localisent, verdissent et humanisent leurs activités économiques dans le but d’augmenter leur autosuffisance tout en s’affranchissant des énergies fossiles et en apprenant à bien vivre en consommant peu de ressources. Elles mettent à profit les innovations pertinentes tout en demeurant critiques face aux mirages technologiques.

Ces collectivités estiment que les humains font partie d’un écosystème dont elles s’appliquent à rétablir l’équilibre. Elles considèrent que la nature et ses ressources relèvent d’un commun partagé avec les générations futures et que leur utilisation doit passer par un consensus social.

Les collectivités résilientes mettent en œuvre la réalisation des droits des Premiers Peuples. Elles intègrent les enseignements autochtones dans leur rôle de fiduciaires du territoire. Elles apprennent sans s’approprier d’autres cultures.

Ces collectivités se veulent riches de tout leur monde. Elles donnent une voix et un pouvoir aux groupes marginalisés, en veillant à ce que les plus vulnérables participent pleinement à la transformation du milieu. Sachant que les impacts du réchauffement climatique frapperont davantage les femmes ainsi que les personnes racisées ou autrement marginalisées, elles s’efforcent de réduire les inégalités et d’appuyer les organismes de défense des droits. Elles s’engagent à mettre en valeur les savoirs des groupes moins nantis, qui acquièrent une pertinence toute particulière dans un monde où la sobriété reprend sa place.

Pour assurer leur résilience, ces collectivités misent sur l’éducation populaire autonome. Comme points d’ancrage structurants, elles utilisent les services publics comme l’école, les services à la petite enfance, les services de santé, les services municipaux ou les services gouvernementaux de proximité. Fondés sur des principes d’accès universel et de contrôle démocratique, ces services favorisent en effet la justice sociale et l’égalité des chances tout en offrant aux défis de la transition des réponses situées hors de la logique marchande.

Les collectivités résilientes ainsi rêvées forment le cœur du projet de transition vers une société post-carbone. Elles démontrent qu’en changeant d’imaginaire, la transition devient concevable et hautement désirable. Soutenues par des politiques cohérentes et par des choix de vie personnels conséquents, elles portent le changement et permettent d’entrevoir un monde où les indispensables virages se feront à temps.

Une proposition phare : les Chantiers régionaux de la transition

Afin de permettre l’établissement de collectivités résilientes au Québec, la Feuille de route pour la transition du Québec vers la carboneutralité du Front commun pour la transition énergétique propose la création de « Chantiers régionaux de la transition ».

Ces Chantiers régionaux auraient pour mission de planifier et d’orchestrer la transition juste de chaque territoire vers la carboneutralité et la résilience, tout en veillant au développement socioéconomique du milieu. Ils réaliseraient leur mission en cohérence et en complémentarité avec les structures de concertation déjà établies dans les régions, en s’appuyant sur les importants réseaux d’accompagnement existants dans les collectivités du Québec. Chaque région déterminerait comment les structures seraient déployées.

Soutenus par un « Conseil national de la transition », les Chantiers régionaux seraient gérés selon les principes de la démocratie participative. Tous les secteurs de la collectivité y seraient représentés et les nations autochtones concernées qui le souhaitent y trouveraient leur place en tant que partenaires à part entière.

Un « Fonds de la transition » procurerait aux Chantiers régionaux les importants capitaux d’investissement dont ils auraient besoin pour transformer les systèmes à l’origine de la crise écologique, notamment les systèmes agricole et alimentaire, les systèmes de mobilité des personnes et des biens ainsi que les systèmes de production et de gestion des déchets. Les capitaux proviendraient des véhicules d’épargne collective existants ainsi que des ministères et organismes à vocation économique de l’État. Nos bas de laine et leviers financiers collectifs cesseraient ainsi d’investir l’argent des Québécois.es dans des activités qui exacerbent l’urgence climatique et l’emploieraient plutôt pour la résorber en construisant la résilience de nos collectivités.

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 17 juillet 2021


Pour une action gouvernementale à la mesure de la crise climatique 

Louis-Joseph Saucier, conseiller en recherche et planification socioéconomique au Syndicat de la fonction publique et publique du Québec (SFPQ) 

Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), dans un projet de rapport à paraître en 2022 dont des extraits ont fuité dernièrement dans la presse, a établi que l’humanité est à l’aube de retombées climatiques cataclysmiques qui se feront grandement ressentir dans une trentaine d’années, voire plus tôt : extinction d’espèces, pénurie d’eau, malnutrition, exode…  « La vie sur Terre peut se remettre d’un changement climatique majeur, note le résumé technique. L’humanité ne le peut pas. »

Ces derniers mois aussi, dans la foulée d’un sommet sur le climat initié par l’administration Biden, des gouvernements de nombreux pays, dont les États-Unis et le Canada, ont annoncé des cibles plus ambitieuses de réduction des émissions de gaz à effet de serre à l’horizon de 2030. S’il s’agit certes de bonnes nouvelles, il y a toutefois lieu d’être méfiant ou à tout le moins sceptique quant à la volonté politique réelle des gouvernements actuels de mettre en œuvre les moyens considérables qui s’imposent pour atteindre ou dépasser ces cibles et ainsi relever le défi climatique. 

La crise sanitaire de la COVID-19 a pourtant démontré la capacité des gouvernements à déployer rapidement des moyens hors du commun pour résorber une crise, bien que dans ce cas des logiques inégalitaires aient été largement reconduites dans les politiques publiques mises de l’avant. À n’en pas douter toutefois, des lobbys industriels et financiers vont s’opposer à ce que ces mêmes gouvernements luttent efficacement contre les changements climatiques avec des moyens à la hauteur de cette crise. Leurs intérêts d’affaires sont bien protégés lorsque les gouvernements font miroiter de belles promesses tout en étant concrètement attentistes, et qu’ils poursuivent des actions contradictoires qui relèguent l’urgence climatique à une considération secondaire. 

Face à la crise climatique, ces mêmes lobbys vont aussi peser de tout leur poids pour maintenir une approche néolibérale néfaste à l’intérêt général et faite de déréglementation, de financiarisation, de fiscalité régressive et de diminution des services publics. De même, plutôt que s’attaquer aux racines profondes du dérèglement climatique qui mènent au productivisme effréné et à la surconsommation débridée, ils vont tenter de faire valoir des mirages technologiques synonymes de périlleuses fuites en avant. 

Aussi, il s’avère crucial de ne pas sous-estimer les divergences d’intérêts au sein de la société si l’on souhaite s’engager dans une transition écologique ambitieuse, conséquente et porteuse de justice sociale. Il serait absolument vain de s’attendre à ce qu’une prise de conscience généralisée de la crise climatique engendre, dans l’unanimité, une telle transition. Seule une vaste mobilisation de la société civile forte de luttes sociales à toutes les échelles – du local à l’international – pourra jeter les bases d’une transition écologique résolument dans l’intérêt public, contre les intérêts pécuniaires qui s’y opposent. 

Cette vaste mobilisation doit prendre son essor dans un esprit de convergence des luttes entre des collectifs citoyens, des groupes de défense du climat, des syndicats et d’autres mouvements en faveur de la justice dont ceux des communautés autochtones, des jeunes et d’autres populations marginalisées. Il deviendra possible, dès lors, de mettre l’État véritablement au service d’une transition juste. 

Car si la transition n’est pas qu’une question de gestion gouvernementale, loin de là, les États ont un rôle central à y jouer, avec tous les leviers à leur disposition (politiques sociales, fiscalité, réglementation, politiques industrielles, etc.) À l’échelle du Québec, par exemple, la transition devrait s’appuyer sur une loi contraignante sur le climat en accord avec la science, de même que sur un plan d’action gouvernemental cohérent, déployé de manière coordonnée dans tous les ministères et organismes publics. 

Cette planification de l’action climatique ne doit toutefois pas se faire en vase clos avec les milieux d’affaires, comme c’est trop souvent la pratique avec nos gouvernements. De tels plans d’action gouvernementaux devraient plutôt être élaborés dans des processus délibératifs authentiques, avec la participation des travailleuses et travailleurs des secteurs visés et le plus près possible des populations concernées. Pour assurer une prise en charge démocratique des multiples enjeux de la transition, il faudra aussi mettre en place des instances territoriales de concertation et de planification de la transition juste vers des collectivités carboneutres et résilientes. Enfin, en vue de lier la responsabilité démocratique et la cohérence des interventions publiques, il faudra s’assurer que ces plans d’action soient coordonnés au niveau politique national. 

À l’heure de l’urgence climatique, la valse des promesses creuses et des cibles lointaines lancées par nos gouvernements a assez duré. Au Québec comme ailleurs, une forte mobilisation de la société civile peut pousser les États à lutter de façon responsable et cohérente contre la crise climatique, dans une transition porteuse de justice sociale. 

L’emballement du dérèglement climatique dans un réchauffement global bien au-delà de 1,5 °C n’est pas une fatalité. Cependant, réussir collectivement une transition écologique juste pour surmonter ce qui apparaît comme le plus grand défi de l’humanité au 21e siècle est loin d’être gagné d’avance. Il est encore temps de se mobiliser pour contrer les intérêts industriels et financiers qui confinent aux fausses solutions et à l’attentisme. Il est encore temps de mettre nos États face à leur responsabilité de soutenir cette transition avec des moyens conséquents. L’urgence climatique commande plus que jamais de s’engager collectivement dans cette voie du bien commun. Le temps joue contre nous, mais tout n’est pas joué.

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 24 juillet 2021


Apprendre ensemble à impulser une transition énergétique porteuse de justice sociale

Laurence Brière, professeure, chercheure au Centre recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté, UQAM, et membre Des Universitaires

Quels rôles peuvent jouer l’éducation et la formation dans le processus de transition énergétique juste? Vulgariser les connaissances scientifiques sur les changements climatiques et leurs conséquences? Informer des meilleurs gestes à poser pour réduire son empreinte carbone? C’est souvent l’idée que l’on se fait a priori. Les recherches en éducation relative à l’environnement tendent toutefois à démontrer que ces avenues davantage axées sur la communication en vue de changements de pratiques individuelles sont largement insuffisantes. Nous avons besoin d’apprendre comment réaliser collectivement des transformations sociales profondes. Des choix de société cruciaux sont à faire sans tarder concernant nos manières de produire, de distribuer et d’utiliser l’énergie. À cet égard, la Feuille de route du Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ) souligne à juste titre que « le succès de la transition exige que les citoyennes et citoyens soient non seulement informés et consultés, mais également appelés à partager leurs savoirs et à devenir parties prenantes de l’élaboration des actions à entreprendre ». 

Pour réaliser une transition énergétique porteuse de justice sociale dans notre monde complexe, nous avons effectivement besoin de mettre en commun les savoirs d’acteurs et d’actrices de divers secteurs de notre société : agriculture, transport, économie, travail social, pour n’en nommer que quelques-uns. Le FCTÉ œuvre justement depuis 2015 à créer cette synergie intersectorielle, en ouvrant de féconds espaces de dialogue social d’où ressortent des lectures fines des enjeux, des principes éthiques  consensuellement convenus et des projets d’intervention. Ces dynamiques sont très formatrices. Elles ouvrent sur d’autres lectures des réalités, d’autres systèmes de valeurs, d’autres voies d’action. Apprendre ensemble dans l’action sociale, c’est aussi connecter les pouvoirs d’agir! 

La Feuille de route du Front commun propose donc d’engager toute notre société éducative dans ce vaste chantier qu’est celui de la transition énergétique. Concrètement, cela signifie bien sûr d’engager les milieux scolaires, collégiaux et universitaires. Cela signifie également de mobiliser les milieux de l’éducation non formelle : les milieux communautaires, spécialistes en matière d’éducation populaire autonome; les milieux écologistes, qui ont une grande expérience en matière de formation relative à l’écocitoyenneté. D’autres importants créneaux d’éducation et de formation relatives à la transition et aux enjeux de justice énergétique sont les milieux de travail, les espaces politiques locaux et nationaux, les lieux de médiation culturelle, les musées et les parcs. La Feuille de route invite ainsi au développement et à la mise en œuvre, dans chacun de ces milieux, d’une « stratégie d’éducation et de mobilisation à l’intention des citoyens et citoyennes de tous âges, des leaders et influenceurs de tous les milieux, des fonctionnaires, des élus et élues de tous les paliers de gouvernement ».

Depuis une quinzaine d’années au Québec, les annonces de mégaprojets énergétiques et extractifs s’enchaînent, entraînant une essoufflante série de consultations publiques, où l’on doit intervenir à la pièce et dans l’urgence contre des projets incohérents avec les impératifs de transition énergétique juste. Les cadrages de ces consultations menées par le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) sont souvent trop étroits, en particulier en ce qui a trait aux échelles spatiales et temporelles considérées. De surcroît, on ne reconnaît pas, dans ces consultations, les savoirs expérientiels, pratiques, professionnels, autochtones, scientifiques et autres des citoyennes et citoyens qui y prennent part. Ces derniers sont plutôt considérés à titre de porteurs d’inquiétudes et d’opinions. Dans ce contexte, le Front commun demande dans sa Feuille de route la tenue d’un « BAPE générique d’une envergure exceptionnelle, sur l’urgence climatique et la transition, misant sur des stratégies de consultation véritablement inclusives et innovantes». Ces consultations formelles axées sur l’accessibilité permettraient de construire collectivement un portrait de la situation et des aspirations prenant pleinement en compte les savoirs citoyens. Elles abaisseraient les barrières qui empêchent trop souvent la participation publique des personnes racialisées, en situation de handicap, de pauvreté, de conciliation travail-famille ou d’analphabétisme − ce dernier touchant, à un degré ou un autre, près de la moitié des Québécois⋅e⋅s. Dans une perspective de justice sociale, il est en effet primordial que les personnes les plus susceptibles d’être affectées  par les dérèglements climatiques participent en amont au diagnostic des enjeux et à la recherche de solutions. 

Les enjeux d’éducation et de formation en matière de transition énergétique sont donc multiples. D’une part, il importe d’ouvrir nos espaces démocratiques, importants creusets de formation réciproque, pour les rendre plus inclusifs et ouverts au dialogue des divers types de savoirs. D’autre part, il s’agit de mettre l’emphase, dans nos espaces d’éducation formelle et non formelle, sur le développement des compétences inhérentes à l’engagement citoyen. Plusieurs enseignantes et enseignants développent déjà des initiatives remarquables à cet effet, desquelles s’inspirer. Ces personnes déploient entre autres des approches issues des pédagogies critiques, de la pédagogie de projet et de la pédagogie de l’espoir. Elles créent également, en partenariat avec leur équipe-école et des organismes de la communauté, des initiatives signifiantes d’apprentissage et d’engagement des jeunes dans leur propre milieu, au regard de questions socio-écologiques qui les préoccupent. Bien sûr, pour que ces pratiques éducatives se répandent et qu’un réel programme scolaire d’éducation à l’écocitoyenneté soit développé, il sera crucial d’investir davantage dans le milieu scolaire, de manière à donner de meilleures conditions d’enseignement-apprentissage aux personnels de l’éducation et aux élèves. 

Enfin, la Feuille de route du FCTÉ invite à déployer une éducation et un dialogue social où développer une compréhension fine des problèmes inhérents au modèle énergétique hégémonique et où identifier les verrous qui maintiennent ce système en place. L’éducation dont il est question est aussi résolument tournée vers l’agir : apprendre à tisser des liens de solidarité, notamment avec les Premiers Peuples; apprendre à impulser une transition énergétique juste. Ces perspectives sont exigeantes, mais cruciales! Et la bonne nouvelle est qu’elles sont portées par les 90 organisations membres du FCTÉ qui s’activent pour les concrétiser. Joignez le mouvement!

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 31 juillet 2021


Pour une transition écologique porteuse de justice sociale

Dominique Daigneault, présidente du Conseil central du Montréal métropolitain – CSN, membre du comité de coordination du Front Commun pour la transition énergétique et membre du regroupement Des Universitaires

Les consensus scientifiques sont clairs : nous faisons déjà face aux conséquences des dérèglements climatiques. Les sécheresses menacent notre sécurité alimentaire. Des maladies apparaissent là où on ne les attendait pas. La fonte du pergélisol et des glaciers s’accélère. Les canicules et les feux de forêt détruisent des vies humaines et ravagent des territoires. La vague de chaleur sans précédent qui a affligé l’Ouest canadien au début de l’été 2021 en est d’ailleurs un exemple éloquent. À Lytton, un village au nord-est de Vancouver, on a enregistré la plus haute température de l’histoire canadienne, soit 49,5°C. Plus de doute possible : nous devons agir dès à présent pour atteindre la carboneutralité le plus rapidement possible afin d’atténuer les conséquences de la crise climatique.

Transition et monde du travail

La transition vers une économie sobre en carbone nécessite des transformations profondes  et urgentes dont les conséquences sur le monde du travail seront considérables. Ni les travailleuses, ni les travailleurs ne doivent en faire les frais. C’est dans cette perspective qu’en 2009, la Confédération syndicale internationale développait et proposait à l’ONU le concept de transition juste, stipulant que la transition énergétique ne devait pas se faire au détriment de la justice sociale. Ce concept a été repris par les mouvements syndicaux partout sur la planète et progressivement adopté par un grand nombre de mouvements environnementaux dont, au Québec, le Front commun pour la transition énergétique. En 2015, l’Organisation internationale du travail (OIT) a adopté les Principes directeurs de la transition juste, qui mettent en exergue le dialogue social, la protection sociale, le droit au travail décent et le droit à l’emploi. Nous devons adapter ces principes aux réalités québécoises pour chacun des secteurs d’activités et chacune des régions. 

La transition juste prend en compte plusieurs angles morts des programmes de réduction de l’empreinte carbone, notamment ceux qui touchent les travailleurs et travailleuses dont les emplois dépendent d’industries à hautes émissions de GES. Les gouvernements et les entreprises doivent développer les moyens nécessaires pour que les gens puissent faire face aux conséquences de tous ordres générées par la transition énergétique. Les travailleuses et les travailleurs concernés, ainsi que les organisations syndicales qui les représentent, doivent pouvoir contribuer à la recherche et à la mise en place de solutions tant pour la réduction des GES que pour répondre à divers besoins, tels que la requalification et la réorientation des personnes qui pourraient perdre leur emploi ou voir celui-ci se transformer radicalement. 

Emplois d’utilité sociale et environnementale

Les répercussions de la transition énergétique iront bien au-delà du secteur de l’énergie : elles toucheront l’ensemble de l’économie et toutes les sphères de nos vies. Ainsi, favoriser le développement d’emplois d’utilité sociale et environnementale, dont les services publics, s’inscrit dans une perspective de transition juste. Le renforcement de la qualité et de l’accessibilité des services publics rendra le Québec plus résilient face aux crises. D’ailleurs, une part importante des travailleurs et travailleuses des services publics et des groupes communautaires est appelée à voir sa charge de travail augmenter, tant en raison des impacts du réchauffement climatique que des initiatives de transition qui risquent d’exercer une forte pression sur les besoins. 

Cette transformation ne doit pas servir de prétexte à l’instauration de politiques d’austérité non plus qu’à la marchandisation et à la privatisation des services publics, ceux-ci constituant l’un des principaux leviers de transition dont dispose l’État. 

Transformer les milieux de vie sans reproduire les inégalités sociales

La transition énergétique ne doit pas non plus être à la source d’une augmentation des inégalités sociales ou d’une précarisation accrue des populations déjà vulnérables ou marginalisées. Au contraire, nous devons profiter de l’occasion pour améliorer les conditions de vie des gens et de leurs communautés. 

Une transition juste vise à transformer les milieux de vie sans reproduire les inégalités sociales. À l’heure actuelle, les perturbations des écosystèmes frappent plus durement les personnes vulnérables et marginalisées, ainsi que les communautés autochtones. Les catastrophes naturelles augmentent le nombre de personnes réfugiées climatiques. Les changements climatiques comportent également des enjeux d’équité intergénérationnelle. Dans quel état laisserons-nous la planète aux jeunes générations, actuelles et futures? 

La transition énergétique nous amènera à revoir nos façons de vivre. Il serait injuste de faire reposer le poids de ces changements sur le travail invisible, précaire et non reconnu de groupes qui sont déjà victimes de discrimination. Par exemple, ce sont souvent des femmes qui veillent aux tâches invisibles. C’est pourquoi il est primordial d’intégrer l’analyse comparative entre les sexes plus (ACS+) ou l’analyse différenciée selon les sexes plus (ADS+) dans la recherche de solutions à la crise climatique. Comprendre et documenter les conséquences de nos décisions sur les femmes, et surtout les femmes dans les marges, est essentiel à une transition juste. 

Équité fiscale, réglementaire et tarifaire

Même si nous devons agir rapidement, il faut veiller à ce que les mesures prises pour juguler la crise climatique soient progressives et non régressives. Notamment, pour soutenir une transition énergétique juste, les gouvernements devront revoir les politiques fiscales afin que celles-ci découragent les émissions de GES tout en étant porteuses d’une meilleure redistribution des richesses. De même, de nouvelles mesures réglementaires et tarifaires devront être adoptées pour soutenir la transition. Il sera essentiel d’en évaluer les impacts sociaux afin d’éviter qu’elles aient des répercussions démesurées sur les groupes les moins nantis qui sont ceux qui contribuent le moins aux changements climatiques. 

La transition peut être l’occasion de construire une société plus résiliente où la richesse sera mieux distribuée. À nous de la saisir!

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 7 août 2021


Droits humains et droits des Peuples autochtones : au coeur des luttes contre les changements climatiques

Lynda Khelil, responsable de la mobilisation à la Ligue des droits et libertés et membre du regroupement Des Universitaires

Nicolas Chevalier, membre de Justice climatique Montréal

Elizabeth Pruszynski, membre de SOS Territoire

Les luttes contre le réchauffement climatique et pour le respect des droits humains et du droit à l’autodétermination des Peuples autochtones sont interdépendantes. Nous appelons à décloisonner ces luttes et à agir collectivement, en tant qu’allochtones, pour mettre fin aux violations des droits des Premiers Peuples.   

L’ordre économique, social et politique actuel se nourrit et crée de nombreuses violations de droits humains, tant ici qu’à l’étranger. Génératrice de conflits sociaux et de misère, la crise climatique ne pourra qu’exacerber cette situation déjà dramatique.

Conscients de cet enjeu, les membres du Front commun pour la transition énergétique postulent donc sans réserve, dans leur Feuille de route pour la transition du Québec vers la carboneutralité, que tout plan de lutte aux changements climatiques doit viser une société équitable, fondée sur le respect des droits de toutes et tous.

Pour une transition porteuse de justice sociale

Le respect des droits humains, tel une boussole, nous indique la direction à suivre pour lutter contre les changements climatiques.

Les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels sont fondamentaux, indissociables, interdépendants et non hiérarchisables; la violation d’un droit pouvant compromettre d’autres droits (par exemple, un manque d’accès à un logement salubre compromet le droit au logement et nuit indirectement au droit à la santé).

Une analyse basée sur les droits humains permet d’exposer les impacts dévastateurs des bouleversements climatiques et de mieux comprendre leurs conséquences sur les conditions de vie des populations. Le réchauffement climatique a déjà des impacts majeurs sur les droits à la vie, à l’eau, à l’alimentation, à la santé, au logement, à la sécurité, à la dignité et à un environnement sain partout dans le monde.

Des populations affectées

Les effets des changements climatiques ne sont pas de même nature ni de même ampleur pour tout le monde. Il est important d’en tenir compte dans l’élaboration des mesures de transition vers la carboneutralité. Ils menacent au premier plan les droits des populations déjà vulnérabilisées, car défavorisées et marginalisées par notre société, comme les personnes autochtones, les femmes, les personnes âgées, les jeunes et les enfants, les personnes en situation de handicap, les personnes racialisées, les personnes migrantes et réfugiées et les communautés nordiques, côtières et insulaires. Cette liste est non exhaustive et les caractéristiques sont cumulatives. Soulignons que les Premiers Peuples sont particulièrement affectés, puisque leur identité, leur autosuffisance traditionnelle et leur bien-être sont intimement liés à leurs territoires ancestraux.

Ensuite, l’exigence du respect des droits humains aidera à choisir les mesures de transition énergétique en favorisant la participation des populations aux prises de décisions. Prenons pour exemple la substitution des combustibles fossiles par des sources d’énergie qui émettent moins de gaz à effet de serre (GES) mais nécessitent l’extraction de métaux, comme le graphite, le cobalt ou le lithium pour la fabrication des batteries servant, entre autres, à l’électrification des transports. Or, l’industrie extractive est responsable de multiples cas de violations de droits humains et de dégradation de l’environnement à travers le monde. Nous parlons, entre autres, de destruction de milieux de vie, de conditions de travail dangereuses pour les travailleurs et travailleuses et même d’exploitation de jeunes enfants (voir le rapport de 2016 d’Amnistie Internationale et de l’Observatoire africain des ressources naturelles).

Rappelons à nos gouvernements qu’ils ont adopté en droit interne la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et la Charte canadienne des droits et libertés, et qu’ils se sont engagés à respecter plusieurs textes fondamentaux en droit international.

Finalement, les gouvernements et entreprises ont de nombreuses obligations, notamment quant à la réduction des émissions de GES. La perspective des droits humains met en lumière ces obligations et appuie la mobilisation des mouvements sociaux.

Solidarité, contributions et droits ancestraux des Premiers Peuples

Les Premiers Peuples ont la responsabilité traditionnelle de protéger les terres et les eaux des territoires auxquels ils appartiennent depuis des temps immémoriaux. Malgré les génocides, les déplacements et sédentarisation forcés, et les tentatives d’assimilation et d’effacement par les institutions coloniales, il y a résurgence des mouvements autochtones pour le retour des terres sous leurs gouvernances afin d’arrêter le saccage, de protéger les territoires, de lutter contre les changements climatiques et d’établir des communautés écologiques.

La colonisation et ses conséquences, bouleversements climatiques inclus, ont eu, ont et auront des effets disproportionnés sur les peuples persécutés. Les Premiers Peuples disent appartenir à leurs territoires; lorsque le territoire est détruit ou qu’ils doivent le quitter, cela crée un désastre économique, social et spirituel.

L’expertise et le leadership des Premiers Peuples sont précieux pour la résurgence de la biodiversité, la lutte commune contre le racisme climatique et pour l’amélioration des écosystèmes dans une perspective de justice sociale et environnementale. Nous avons une plus grande portée en unissant nos forces pour un monde qui ne soit plus colonial, mais réellement inclusif et contre l’acharnement des multinationales.

Ces constats appellent à des actions concrètes et urgentes pour garantir le respect des droits des Premiers Peuples : au consentement préalable, libre et éclairé, au droit de dire non au développement de tout projet, à l’autodétermination des Premiers Peuples en fonction de leurs besoins et aspirations, et à maintenir et renforcer leurs propres institutions, cultures et traditions.

Des pans entiers de la réalité coloniale du Canada et des torts incommensurables causés quotidiennement aux Premiers Peuples sont encore largement méconnus. Encore plus d’enfants sont retirés de leur culture aujourd’hui qu’au temps des pensionnats et l’incarcération est, elle aussi, systémique et les exile de leur culture. En tant qu’allochtones, il est crucial de connaître les outrages, spoliations et génocides perpétrés par nos gouvernements, de dénoncer les préjugés, d’exiger le respect des droits des Premiers Peuples et de concrétiser des réparations. Nos populations coloniales aux modes de vie ravageurs occupent les territoires qui n’ont jamais été cédés. Cette lutte est une occasion de construire des relations de solidarité active avec les Premiers Peuples.

En faire plus que les pays du Sud

L’urgence climatique exige une mobilisation d’une ampleur sans précédent. Tous les pays doivent s’engager contre le réchauffement climatique. Cependant, l’étendue de l’engagement requis de chacun n’est pas identique. En vertu du principe de la responsabilité commune mais différenciée, reconnu en droit international de l’environnement, les pays riches ont une responsabilité à l’égard des pays du Sud qui seront plus durement affectés par les dérèglements climatiques et dont les conditions de vie précaires découlent en grande partie des modes de production et de consommation du Nord. En raison de leur responsabilité historique, les pays du Nord, incluant le Canada, doivent en faire plus que les pays du Sud pour soutenir les peuples et les pays qui subissent les effets des changements climatiques dans leur transition soucieuse de justice sociale.

Prenons en main notre responsabilité collective et mettons les droits humains au cœur de notre lutte contre les changements climatiques!

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 14 août 2021


Financement de la transition en temps d’urgence climatique

Claude Vaillancourt, président d’ATTAC-Québec, membre du comité de coordination du Front commun pour la transition énergétique

La transition énergétique demande des investissements majeurs en très peu de temps. Le prix à payer sera élevé, notamment pour de nouvelles infrastructures. Mais il sera largement compensé. Les transformations nécessitées par la transition seront par la suite peu coûteuses et resteront en place longtemps. Et surtout, refuser de faire ces investissements maintenant pourrait être ruineux, voire catastrophique, pour les générations futures. 

Les transformations à venir concernent d’abord l’économie d’énergie : on doit orienter vers elle la recherche scientifique, déployer des technologies comme la géothermie, mieux isoler les bâtiments, construire les immeubles autrement, électrifier les transports, développer les transports en commun. Éliminer les hydrocarbures, tel que l’exige entre autres le GIEC, implique une importante substitution, qui nécessitera un grand déploiement des éoliennes et de l’énergie solaire, tout en développant d’importantes capacités de stockage de l’énergie (bien que le Québec soit en grande partie épargné par cette transformation, à cause de son hydroélectricité  abondante). 

Les villes devront se métamorphoser, en évitant l’étalement urbain, en développant des écoquartiers, en limitant l’utilisation de l’automobile (même électrique), en multipliant les espaces verts et les puits de carbone (espaces végétalisés, boisés). Il faudra mettre fin à l’agro-industrie, grande consommatrice d’hydrocarbures, encourager et financer à la place une agriculture beaucoup plus respectueuse de l’environnement. Ces transformations devront s’appuyer sur des campagnes d’éducation et de sensibilisation, parce qu’elles ne pourront pas s’accomplir sans l’appui du plus grand nombre. 

Tout cela coûtera très cher. Il faut de plus accomplir de pareils changements alors que les finances publiques font face à d’importantes difficultés et que les dépenses majeures nécessitées par la COVID-19 ont empiré la situation et ont haussé les déficits. Mais une fois ces changements accomplis, les économies que nous pourrons en tirer seront considérables et à long terme, ne serait-ce que par la libération de notre dépendance au pétrole, et aux autres sources d’énergie non-renouvelable, coûteuses dans tous les sens du terme. 

L’argent là où il se trouve

De nombreux chercheurs et militants de diverses allégeances revendiquent depuis plusieurs années une meilleure distribution de la richesse et proposent pour y arriver une fiscalité beaucoup plus équitable. L’argent public se fait rare alors qu’une minorité d’individus et d’entreprises, toujours plus réduite, accumule des fortunes colossales. Le néolibéralisme qui déteste les impôts, encourage la concurrence fiscale et prône une déréglementation systématique de l’économie est en grande partie responsable de cette situation. 

Les investissements publics considérables nécessités par la transition écologique ont cependant provoqué une certaine prise de conscience chez ceux et celles qui nous gouvernent et ont permis de relancer des demandes longtemps rejetées, allant dans le sens contraire de l’ultralibéralisme prôné par les élites économiques. 

La lutte contre les paradis fiscaux est aujourd’hui indispensable, au point de mobiliser les pays du G20, qui soutiennent un impôt minimal de 15% pour les firmes transnationales. Cette tentative de s’attaquer à un problème majeur est hélas bien insuffisante : un taux trop bas, comme celui sur lequel on s’est arrêté, ne parviendra pas à éliminer la concurrence fiscale entre les États et ne permettra pas d’accumuler les revenus élevés dont nous avons besoin. Si cette proposition touche malgré tout la pratique du prix de transfert, qui consiste en gros à enregistrer les profits dans une filiale créée dans un paradis fiscal, le problème de la faible imposition des grandes entreprises et des fuites fiscales n’est toujours pas réglé. 

Parmi les autres idées pour hausser le financement des États, la taxe sur les transactions financières revient en force : celle-ci limiterait la spéculation tout en permettant d’engranger d’importants revenus. Il est impératif d’éliminer toutes les sommes données aux entreprises reliées aux énergies fossiles, que ce soit sous forme de subventions, de crédits à l’exportation, ou d’avantages fiscaux. Le revenu d’écotaxes progressives, qui pourraient être largement développées, devrait aussi être affecté à la transition: en faisant payer les grands pollueurs, elle contribuerait à l’effort immédiat nécessité par une transition urgente. 

Les institutions financières publiques du Québec et du Canada (Banque du Canada, Banque de développement du Canada, Banque de l’infrastructure du Canada, Régime de pension du Canada, Investissement Québec, Caisse de dépôt et placement du Québec, etc.),  devraient adopter des politiques d’investissement vraiment responsables et respectueuses de l’environnement. Les pressions exercées permettraient ainsi de réduire l’activité des entreprises polluantes et de réaliser des économies importantes. Une partie des revenus suscités par le Fonds de générations du Québec devrait être consacrée à la transition, afin de s’attaquer au problème de la dette écologique léguée aux générations futures. 

Une question de courage politique

L’argent pour financer la transition énergétique ne manque donc pas. Il ne faut plus qu’une forte volonté politique pour aller chercher les sommes nécessaires. Parmi les revenus supplémentaires soutirés par les États, des sommes importantes pourraient se retrouver dans un «Fonds de la transition», consacré exclusivement à financer les changements nécessaires, plus particulièrement des «chantiers de la transition» tels que définis par le Front commun sur la transition énergétique, en évitant ainsi les pièges d’un développement soi-disant vert axé sur des projets électoralistes et inutiles. 

Il faut reconnaître que la nécessité d’aller chercher des fonds considérables pour la transition écologique causera une transformation sociale et politique importante et ne peut s’accomplir dans le contexte actuel d’une économie de libre marché. Non seulement faudra-t-il contrôler davantage la très grande entreprise, lui demander une plus grande contribution financière, réduire son influence auprès des élus et des populations par le recours à un lobbyisme grassement financé, mais il faut favoriser le développement d’autres types d’entreprises qui ne fonctionnent pas selon la logique de l’accumulation de profits pour les actionnaires ou pour ses propriétaires. 

Les investissements dans la transition énergétique ne seront vraiment profitables que si on met fin à un productivisme qui encourage le gaspillage et la consommation à outrance pour relancer l’économie. Les sommes accordées à la transition doivent aussi financer la mise en place de nouveaux modèles qui s’accordent beaucoup mieux avec le besoin de protéger l’environnement : l’économie des communs, basée sur le partage des biens et des services sans but lucratif, l’économie sociale et solidaire, l’agriculture écologique, le savoir-faire des Premiers Peuples, etc. 

Le coup à donner pour nous transformer radicalement, et sauver notre planète des effets dévastateurs du réchauffement climatique. Non seulement échapperons-nous à des désastres environnementaux, mais nous en retirerons d’importants bénéfices pour notre qualité de vie. Qui regrettera les années de pollution, de mauvaise qualité de l’air, de bétonisation, d’invasion de l’espace public par des automobiles mettant les vies en danger dans un monde vraiment respectueux de l’environnement et ayant éliminé les hydrocarbures?

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 21 août 2021


Transformer l’économie pour sauver la planète

Éric Pineault, professeur à l’Institut des sciences de l’environnement de l’UQAM, pour la Table Économie du Front commun pour la transition énergétique, et membre du regroupement Des Universitaires

En cette période de campagne électorale où la plupart des partis politiques promettent diverses mesures de lutte au réchauffement climatique, il convient de s’entendre sur les contours de la nouvelle économie à mettre en place pour éviter les pires scénarios d’emballement du climat. 

Des limites à respecter

Selon la Feuille de route Québec ZéN du Front commun pour la transition énergétique, cette économie post-carbone devra avoir « retrouvé l’équilibre entre notre production de biens et services et les capacités de la planète ». Elle visera la satisfaction des besoins et non l’accumulation. Ayant tourné le dos au mirage de la croissance infinie et de ses variantes politiquement correctes, la « croissance propre » et le « capitalisme vert », elle sera au contraire balisée par deux limites : un plafond écologique et un plancher social. Le plafond écologique est la capacité de régénération des écosystèmes et des cycles biophysiques. Le plancher social est la capacité de répondre aux besoins des collectivités et des individus pour que toutes et tous puissent vivre dans la dignité et l’autonomie.

Or, le respect de ces limites est inconciliable avec le système économique actuel, qui ne parvient ni à assurer des conditions de vie décentes à tout un chacun, ni à réduire ses impacts sur le climat et la biodiversité. Ce système privilégie la recherche de profits et les droits de l’investisseur plutôt que ceux de la collectivité et de la planète. Il se fonde sur des circuits économiques longs, mondialisés et complexes, contrôlés par de grandes entreprises multinationales dénuées d’ancrages sociaux et territoriaux, centrées sur une accélération toujours plus débridée de la consommation et la valorisation de leurs actifs. Ces multinationales prospèrent en investissant dans le modèle linéaire « extraire, transformer, fabriquer, transporter, consommer, jeter », un modèle extrêmement gourmand en matières et en énergie qui maximise les profits en rejetant ses extrants toxiques –– pollution et GES –– dans l’environnement.

Ce système économique accentue la vulnérabilité des individus et des collectivités. Il favorise la persistance d’inégalités sociales et écologiques de plus en plus importantes. Il dévalorise la richesse non monétaire qui se crée dans nos relations et activités vernaculaires, en particulier le travail domestique et communautaire non rémunéré mais pourtant indispensable, majoritairement assumé par des femmes. Il perpétue le pouvoir décisionnel d’une élite à la vision étroite, incapable d’agir en fonction du bien commun et de l’impératif écologique.

Des transformations ambitieuses

En bref, les règles du jeu, la culture économique et les institutions actuelles agissent comme autant de verrous qui nous empêchent d’atteindre nos objectifs environnementaux et sociaux, et ce, malgré les beaux discours, les engagements et la sincérité certaine d’une partie de nos dirigeants économiques et politiques. C’est pourquoi, pour transitionner vers une économie écologique, résiliente et décolonisée, porteuse de justice sociale et démocratisée, il nous faut envisager des transformations institutionnelles profondes et ambitieuses, un ensemble de ruptures qui vont bouleverser les règles et les privilèges sur lesquels est basé le système économique actuel.

Mesurer la prospérité autrement

Un point de départ : utiliser des indicateurs appropriés pour évaluer la prospérité. Le modèle actuel mise sur la croissance du produit intérieur brut (PIB), qui mesure l’économie en termes d’intensité des échanges monétaires en faisant abstraction des conséquences matérielles des activités sous-jacentes (notre prospérité se compte en piastres). Pourtant, aucune activité économique n’est dématérialisée : produire et consommer, c’est toujours transformer de la matière et de l’énergie, et donc interagir avec l’écologie. Ainsi, alors que le PIB croît, on remarque que des forêts disparaissent, que les champs sont bétonnés et asphaltés, que les plans d’eaux s’eutrophisent, que les milieux humides deviennent des banlieues cossues, que la biodiversité s’effondre et que la planète s’échauffe de plus en plus. 

Pour retrouver la voie d’une économie viable, il faut se défaire du fétichisme de l’argent et prendre acte de notre métabolisme social, c’est-à-dire de l’ensemble des flux de matières et d’énergie qui circulent entre la nature et la société : extractions, émissions, productions, rejets solides, liquides ou gazeux. Mesurerons ces flux de la manière la plus rigoureuse possible, comme l’Union européenne a commencé à le faire. Et donnons-nous des limites : il faut miser sur la réduction absolue de ces flux, apprendre à prospérer avec moins et à partager la prospérité. 

Concrètement

Des transformations radicales sont nécessaires pour rétablir l’équilibre entre les capacités de la planète et notre consommation de matières et d’énergie. Notamment, il faut investir massivement dans l’économie de la sobriété : écoconception, réemploi, réparation, partage, élimination du gaspillage, bannissement de l’obsolescence programmée; développer les circuits économiques courts et ancrés dans les territoires, les écosystèmes et les collectivités; miser sur l’écofiscalité et les politiques industrielles pour favoriser, là où c’est possible, la circularité et les technologies propres; pénaliser les modèles d’affaires linéaires, énergivores et dépendants des combustibles fossiles.

Il faut aussi soutenir vigoureusement l’économie sociale, qui a un rôle central à jouer dans la transition vers une économie durable. Pourquoi? Parce que ses modèles de propriété des actifs économiques et de production de richesse ne dépendent pas de la croissance et répondent d’abord aux besoins des collectivités. Pour les mêmes raisons, il faut se doter d’une politique ambitieuse de développement de l’économie des communs et réinvestir dans nos services publics, essentiels à la cohésion sociale et à la soutenabilité de notre trajectoire collective. Parallèlement, il faut marginaliser progressivement les entreprises privées incorporées et, dans celles qui restent, renforcer le pouvoir des salarié.e.s et des collectivités afin de démocratiser les décisions d’investissement et de réduire les inégalités.

Un coup de barre à donner

Ce n’est qu’au prix de changements systémiques que l’économie de demain sera capable de respecter à la fois son plafond écologique et son plancher social. Ces changements n’émaneront pas de la “main invisible” des marchés mais bien d’un effort démocratique et décentralisé de planification de l’investissement, de la production, de la distribution de la richesse et de l’organisation du travail. Parmi tous les partis qui entendent guider le Canada sur la voie de la transition écologique à compter du 20 septembre prochain, y en aura-t-il un pour s’engager à donner le nécessaire coup de barre en ce sens?

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 28 août 2021


Pour un système énergétique zéro émission nette au Québec : la sobriété d’abord, l’électrification ensuite

Bruno Detuncq, professeur à la retraite de l’École Polytechnique de Montréal, membre du comité citoyen Mobilisation Environnement Ahuntsic-Cartierville et membre du regroupement Des Universitaires

Carole Dupuis, administratrice et présidente sortante du conseil d’administration du Front commun pour la transition énergétique, et membre du regroupement Des Universitaires

Le système énergétique ‒ soit la production, le transport et la consommation d’énergie ‒ est responsable de 72 % des émissions totales de gaz à effet de serre (GES) du Québec [État de l’énergie au Québec 2021, Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal]. Le pétrole et le gaz, consommés principalement dans les secteurs des transports et de l’industrie, produisent presque 100 % de ces émissions. 

Nous affranchir des énergies fossiles par l’électrification tous azimuts serait-il donc la voie royale vers la carboneutralité du Québec? Malheureusement non.

La Feuille de route vers un Québec ZéN (zéro émission nette) du Front commun pour la transition énergétique propose une vision soutenable : la sobriété d’abord, l’électrification ensuite. Il existe en effet au Québec un immense potentiel de réduction de la demande d’énergie, que l’on se doit d’exploiter au maximum avant de recourir au développement massif d’énergies de substitution. 

Environ 52 % de l’énergie primaire disponible au Québec est consommée en pure perte, sans offrir aucun service énergétique. À cette inefficacité inhérente aux technologies utilisées s’ajoute le gaspillage d’énergie au quotidien : énergie dissipée par des voitures bloquées dans la congestion avec une seule personne à bord; énergie dilapidée pour produire des aliments qui ne se rendront jamais sur la table ; énergie utilisée pour fabriquer des objets qui ne serviront qu’une fois ou deviendront rapidement obsolètes, etc. 

Continuer à produire toujours plus d’énergie dans le but de maintenir ce gaspillage systémique serait une aberration, même s’il s’agit d’énergies renouvelables destinées à remplacer des énergies fossiles : toute production ou consommation d’énergie a un coût environnemental et social considérable. 

Les coûts cachés des énergies renouvelables 

La construction d’installations hydroélectriques a d’importantes conséquences climatiques et écologiques : production de méthane associée à l’inondation des terres, dommages aux écosystèmes, etc. Au Québec, elle s’est réalisée au prix de l’abandon de territoires ancestraux par des communautés autochtones dont les modes de vie ont été altérés de façon permanente. Ce côté sombre de l’histoire de l’hydroélectricité ne doit pas être oublié et ne doit plus être reproduit sous prétexte de vouloir accroître notre capacité énergétique.

De même, l’extraction des métaux nécessaires aux véhicules électriques et aux batteries de stockage d’énergie soulève des enjeux majeurs de pollution minière, de destruction de milieux de vie et de droits humains, ici et ailleurs. Les combats acharnés menés à Grenville-sur-la-Rouge, à Saint-Michel-des-Saints et La Motte contre des projets de mines de graphite et de lithium rappellent douloureusement que l’électrification n’est pas un chemin pavé de roses.

Les biocombustibles ne sont pas non plus une solution miracle de remplacement des combustibles fossiles. Notamment, le gaz manufacturé que l’industrie et les gouvernements appellent gaz naturel renouvelable (GNR) ne remplacera jamais qu’une petite fraction du gaz fossile présentement consommé au Québec. Son développement doit être strictement balisé et respecter le principe de précaution, sinon il risque de se faire au détriment du compostage, de la biodiversité et du stockage du carbone en forêt, dans les arbres et le sol, ce qui serait un navrant non-sens écologique.

La sobriété énergétique : comment?

La sobriété énergétique va beaucoup plus loin que l’efficacité énergétique puisqu’elle a pour objet de réduire en amont la demande d’énergie. Par exemple, la sobriété énergétique mène à l’élimination des objets et contenants à usage unique. Elle se pratique en transport en favorisant le télétravail, l’achat local, les modes de déplacement actifs et collectifs ainsi que la densification et la mixité des milieux habités. Dans le secteur du bâtiment, elle se concrétise par l’atteinte du carbone zéro pour les constructions neuves et existantes ainsi que sur toute la vie utile des bâtiments. 

En axant ses politiques énergétiques sur la sobriété, le Québec pourra, sans harnacher de nouvelles rivières, répondre aux besoins découlant de l’électrification de la mobilité et de nouveaux secteurs industriels. Il pourra aussi faire face à une éventuelle diminution de la puissance disponible au terme du contrat d’Hydro-Québec avec Terre-Neuve-et-Labrador en 2042. 

La sobriété devra également se combiner à l’éducation pour rallier la population à la cause et permettre au Québec de combler ses besoins de puissance de pointe sans recourir aux énergies fossiles. De plus, l’utilisation des technologies d’électrolyse de l’eau pour produire de l’hydrogène permettrait de stocker de l’énergie lorsque la demande est faible et de l’utiliser lors des périodes de pointe. Enfin, le recours à des technologies telles que les chauffe-eau solaires, la géothermie et la biomasse résiduelle pourraient contribuer à limiter la demande de pointe en hydroélectricité. 

Productivité énergétique et effet rebond

La productivité énergétique est une avenue séduisante à première vue : en la rehaussant, on peut produire la même quantité de biens ou services tout en consommant moins d’énergie. Néanmoins, la productivité énergétique entraîne souvent un accroissement de la production, ce qui a pour conséquence à terme que la consommation d’énergie ne diminue pas et a même tendance à augmenter. C’est l’effet rebond qu’il faut éviter à tout prix. 

En somme 

Dans sa Feuille de route vers un Québec ZéN, le Front commun résume ainsi sa vision à terme du système énergétique zéro émission nette de demain :

  • Nos besoins totaux d’énergie auront diminué d’au moins 50 %. L’énergie consommée sera renouvelable à presque 100 %.  
  • L’hydroélectricité comblera la majorité de la demande, complétée par la géothermie, l’éolien, le solaire ainsi que la biomasse résiduelle. 
  • Nous produirons de petites quantités de biocombustibles tout en respectant les écosystèmes et en n’interférant pas avec la production alimentaire. 

Afin de réaliser cette vision, la Feuille de route propose les balises suivantes : 

  • Prioriser les initiatives qui jumellent la réduction de la demande d’énergie et la conversion de sa production au 100 % renouvelable. 
  • Insérer dans le réseau de production hydroélectrique des composantes de stockage afin de répondre aux pointes de demande et aux enjeux d’intermittence de la production solaire et éolienne.
  • Électrifier graduellement tous les usages convertibles des combustibles fossiles, en fonction d’un plafond décroissant de consommation de ces derniers. 

Enfin, la Feuille de route résume ainsi les erreurs qui empêcheraient le Québec de réussir sa transition énergétique :

  • Investir dans la production d’énergie — même renouvelable — au détriment d’investissements dans la sobriété. 
  • Continuer à financer de nouvelles infrastructures gazières ou des conversions au gaz.
  • Autoriser la production d’hydrocarbures au Québec ou la construction de nouvelles infrastructures permettant le transport ou le traitement des produits pétroliers et gaziers.
  • Retarder la conversion des réseaux autonomes vers les énergies renouvelables.
  • Compter sur une approche à courte vue plutôt que sur une approche systémique de gestion de l’énergie, des ressources et du territoire.

La Feuille de route Québec ZéN propose aux gouvernements, aux organisations et à la population de nombreuses actions spécifiques qui découlent directement des principes résumés plus haut.

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 4 septembre 2021


Le territoire, notre responsabilité à tous et notre intérêt commun

Yvan Croteau, génie forestier, administrateur, Action boréale, membre du Regroupement Des universitaires

Ève Duhaime, vice-présidence de TerraVie, organisme de conservation, Fonds fonciers communautaire

France Levert, urbaniste, présidente du Réseau québécois des groupes écologistes, membre du Regroupement Des universitaires

Préambule

Depuis plusieurs mois, le gouvernement du Québec anime une large «Conversation nationale sur l’urbanisme et l’aménagement des territoires» en vue de l’adoption d’une «Stratégie québécoise en 2022.  Cette démarche répond à des préoccupations et requêtes maintes fois exprimées de la part de nombreux intervenants – dont les partenaires de l’Alliance Ariane – à l’effet que le Québec se dote d’une vision nationale ambitieuse dans ce domaine ainsi que des mécanismes pour en assurer la mise en œuvre.  Dans les dernières années, plusieurs démarches similaires mises de l’avant sous plusieurs gouvernements n’ont pas abouti et permis, notamment, de revoir en profondeur la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, législation centrale dans ce domaine. 

Territoires et biodiversité –  des enjeux et impacts qui nous concernent toutes et tous!

Les enjeux et les impacts de l’urbanisation et des choix d’aménagement du territoire sur la biodiversité et les milieux naturels est un des importants thèmes transversaux englobés dans la Feuille de route du Front commun pour la transition énergétique («territoires et de la biodiversité»).   À l’occasion de la Conversation nationale, des membres de la table ayant contribué à la Feuille de route se sont penchés sur le document de consultation rendu public à l’été 2021 par le gouvernement du Québec. Nous en partageons ici différents constats.

Les pratiques déficientes en matière de protection et d’aménagement du territoire provoquent la destruction de milieux naturels, qui sont vitaux pour la santé et le bien-être d’innombrables espèces (y compris les humains), en plus d’être d’importants puits de carbone essentiels à la lutte contre les bouleversements climatiques. L’étalement urbain et l’offre déficiente en transport actif et collectif ont des impacts particulièrement importants sur le climat.

Les bouleversements écosystémiques et climatiques en cours sont des défis qu’il faut relever collectivement en transformant radicalement notre rapport au vivant. Tel qu’en fait état le plus récent rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), l’ère géologique actuelle se caractérise par des signes visibles de l’impact de l’être humain sur son environnement dont : destruction d’habitats, effondrement de la biodiversité, rareté croissante des ressources, destruction massive des milieux forestiers, pollution chimique des sols, de l’air et de l’eau, érosion des terres, multiplication des risques épidémiques, croissance des inégalités sociales, etc. Ces dommages résultent de décennies de décisions fondées sur la satisfaction des désirs matériels d’une partie de l’humanité, sans prise en compte suffisante des besoins des peuples marginalisés et des autres êtres vivants —  animaux et plantes.  Ils ont un lien direct avec une fiscalité municipale dépendante des taxes foncières, dont on sait depuis fort longtemps qu’elle encourage l’étalement urbain. Enfin, ils témoignent de l’influence indue que des intérêts privés —  spéculateurs, promoteurs immobiliers, miniers et forestiers, constructeurs d’infrastructures et autres — exercent trop souvent sur des décisions politiques qui ont des impacts déterminants sur des milieux naturels. Par ailleurs, des exemples probants de protection de la biodiversité par les Peuples autochtones à travers le monde peuvent servir d’inspiration : par exemple, 80% de la biodiversité forestière sauvegardée se trouve sur leurs territoires . 

Il faut renoncer à voir l’aménagement des territoires à travers une lorgnette anthropocentrique et le territoire comme un espace à occuper ou un réservoir de ressources. Tel qu’énoncé, dans la Feuille de route, pour y arriver, il faut, entre autres  :

  • Prendre acte des conséquences irréversibles d’un éventuel dépassement du point de non-retour dans l’effondrement des écosystèmes et des cycles naturels. 
  • Planifier et vivre le territoire sur la base d’une approche écosystémique et non anthropocentrique. 
  • Stopper l’étalement urbain et le développement du réseau routier.
  • Protéger les milieux naturels (forêts, milieux humides et aquatiques) et restaurer ceux qui sont déjà dégradés. 
  • Densifier les quartiers urbains et cœurs villageois et les transformer en milieux de vie durables en assurant l’inclusion et la participation des populations vulnérabilisées. 
  • Réformer la fiscalité municipale et miser sur des outils comme l’écofiscalité.
  • Miser sur la compétence des nations autochtones sur leurs propres territoires 

Le Québec – un vaste territoire contrasté

Superficie de 1 356 547 km2  et densité de population de 5,8 p. / km2, + de 8,4 millions habitants dont les femmes y représentent 50, 3 %.: 

  • 47,7%, résident dans une des 10 municipalités de 100 000 h. ou plus.
  • 3,3% vit dans une des 634 municipalités comptant moins de 1 000 h. ce qui représente 50% des 1294 municipalités du Québec.
  • 80 %  dans la vallée du St-Laurent et plus de 80 % en milieu urbain
  • Moitié vit sur moins de 1% (0,2% vivent dans la CMM?) du territoire
  • 142 000 identités autochtones principalement 
  • Plus de 50 000 sites contaminés aux hydrocarbures à décontaminer 
  • 223 sites miniers abandonnés, une facture estimée à 1,2 milliard $

Conclusion

Le rapport du GIEC déjà mentionné presse les décideurs publics de prendre des mesures immédiates pour limiter les conséquences du changement climatique qui, pour le moment, se dirige vers une augmentation de plus de 2 degrés – avant la fin du siècle – entraînant des événements climatiques extrêmes, comme des précipitations plus importantes à certains endroits, des inondations, une sécheresse des sols accrue dans d’autres, des incendies de forêt et des cyclones tropicaux. Les territoires nordiques dont le Québec seront particulièrement affectés.   Les émissions du Québec ont augmenté annuellement à partir de 2016 et sont actuellement à seulement 3% en deçà du niveau de référence de 1990  donc peu de temps et des forts risques de ne pas atteindre les cibles établies par l’Accord de Paris pour 2030. Il y a urgence de façon évidente et il faut maintenant des actions courageuses et musclées.  

Les choix d’aménagement des territoires – actuels, d’ici 2042 et au-delà –  doivent être pensés pour le bien commun.  Les priorités devront être choisies en fonction des urgences et des crises à anticiper. Les enjeux environnementaux et climatiques nécessitent une attention prioritaire. Ces enjeux sont connus depuis plus de 50 ans et n’ont fait que s’exacerber faute d’engagement à la mesure des défis à relever.  Pourtant, chacun des territoires de l’immense Québec présente un potentiel réel pour qu’humains et nature cohabitent en harmonie.  Déjà des initiatives, nombreuses, inventives et inspirantes, existent. Les actions proposées dans la Feuille de route 2,0 du FCTÉ sont autant d’avenues pour poursuivre et accélérer ce mouvement vers un autre monde possible, plus juste et respectueux de l’environnement.  

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 11 septembre 2021


Modérons nos transports 

Jean-François Boisvert, président de la Coalition climat Montréal, membre du Comité de coordination du Front commun pour la transition énergétique et membre du regroupement Des Universitaires

Au Québec, le secteur des transports est celui qui produit le plus de GES, avec 43 % des émissions. À lui seul, le transport routier représente 80 % des émissions de ce secteur et plus de 34 % des émissions totales du Québec. Ses rejets ont d’ailleurs bondi de 50 % entre 1990 et 2017 en raison de la hausse des émissions des camions légers (+127 %) et des véhicules lourds (+171 %).

À ces émissions, il faut ajouter celles produites par l’extraction, le raffinage et le transport du pétrole, la fabrication des véhicules, la construction et l’entretien des routes et des ponts. Diminuer et, à terme, abandonner l’utilisation de véhicules qui carburent aux combustibles fossiles est donc essentiel à l’atteinte de la carboneutralité et au respect des limites de la nature.

Un défi de taille

Le défi est de taille : 6,7 millions de véhicules sont immatriculés au Québec, dont 5 millions de véhicules de promenade. Seulement 1,5 % de ceux-ci sont électriques ou hybrides et? rechargeables. Les véhicules personnels consomment 48 % de l’énergie, comparativement à 37 % pour le transport de marchandises et 14 % pour le transport aérien.

L’auto solo tient le haut du pavé. Près de 7 personnes sur 10 vont habituellement travailler seules dans leur véhicule, contre 1 sur 10 en covoiturage; seulement 14 % le font généralement en transport collectif et 7 % à pied ou à vélo. Durant la pointe matinale dans le Grand Montréal, les voitures transportent en moyenne 1,2 personne, ce qui contribue à la congestion routière.

Soulignons aussi que, depuis 2015, les ventes des camions légers (minifourgonnettes, VUS et camionnettes) dépassent celles des voitures, ce qui explique en partie que les ventes d’essence aient bondi de 33 % entre 1990 et 2017, malgré la meilleure performance énergétique des moteurs.

Il ne fait donc aucun doute que, pour atteindre la carboneutralité, des transformations très importantes doivent être apportées à nos façons de déplacer les personnes et les marchandises.

Un système de transport « zéro émission nette » au Québec

Imaginons un instant les transports dans un Québec « zéro émission nette ».

Globalement, dans cette société post-carbone à laquelle nous aspirons, le secteur des transports consommera beaucoup moins d’énergie. Le nombre de véhicules personnels aura considérablement diminué, tout comme leur poids. La marche, le vélo, le vélo électrique, le vélopartage, le covoiturage, le bus, le train, le tramway, le métro, le taxi, le taxi collectif et l’autopartage se complèteront, dans des proportions variables selon les milieux, pour combler efficacement la plupart des besoins de mobilité. L’auto solo sera l’exception, étant utilisée là où il n’y aura pas d’autres options, comme dans les zones faiblement peuplées.

La mobilité se sera améliorée, y compris pour les populations en régions éloignées, les familles, les personnes vulnérables, vivant avec un handicap ou à mobilité réduite.

Le nombre de camions en circulation sur nos routes aura radicalement chuté. L’achat de produits locaux sera devenu la norme dans tous les secteurs où cela est possible. L’efficacité du système logistique aura énormément augmenté, répondant aux besoins essentiels de transport des marchandises. Dans les villes, les livraisons s’effectueront au moyen de camions électriques et de vélos cargo. Les transports par navires et sur rails seront préférés au transport routier pour le déplacement de marchandises sur de longues distances.

100 % des véhicules légers et presque tous les véhicules lourds seront électriques et presque entièrement recyclables localement; les biocarburants alimenteront certains véhicules industriels et agricoles lourds.

Le travail à domicile, les centres de travail à distance, les téléconférences et les services intelligents de livraison multimodale auront éliminé une bonne partie des besoins de déplacement. Arrimés aux réseaux de transport verts, les quartiers urbains et les cœurs des village seront denses, mixtes et conviviaux, offrant tous les produits et services essentiels à distance de marche. L’essentiel des déplacements pour le travail se fera localement, dans un rayon de quelques kilomètres.

Des changements nécessaires

Ces changements sont non seulement possibles, mais nécessaires, pour répondre à l’urgence climatique. Il nous faut donc choisir sans compromis les transports actifs, collectifs et partagés, couplés à l’électrification, tout en appliquant une politique d’aménagement du territoire qui stoppe l’étalement urbain, réduisant ainsi la dépendance à l’automobile.

Bien sûr, cela exigera de modifier significativement nos habitudes. La voiture individuelle sera détrônée, nos façons de nous déplacer revues et une bonne partie de nos besoins de déplacement remis en question. Les voyages en avion, les croisières maritimes et l’utilisation des véhicules récréatifs à essence seront drastiquement réduits.

Cette transition sera soutenue par une stratégie en écofiscalité visant à tarifer les coûts réels du transport, toujours dans une perspective de transition juste permettant à toutes et tous de se déplacer à un coût abordable. Différentes options peuvent être considérées : hausse des taxes sur les carburants, taxe kilométrique, péages urbains et interurbains, taxe sur les stationnements, malus sur l’immatriculation des véhicules énergivores…

Il faut aussi éviter les erreurs qui nous empêcheraient de réussir, comme poursuivre le  développement du réseau routier, subventionner l’usage de l’automobile avec des routes gratuites, des stationnements gratuits et de nombreux autres services publics, privatiser les transports collectifs, utiliser nos précieuses terres agricoles pour produire des carburants ou recourir aux fausses énergies de transition comme le gaz naturel. 

Les solutions existent, mais, bien souvent, des contraintes légales ou administratives empêchent de les mettre en œuvre. Il faut lever ces obstacles, par exemple, pour permettre le partage de véhicules entre particuliers ou utiliser en dehors des heures de pointe des espaces libres dans le métro, le tramway et les autobus pour transporter les marchandises.

Les gouvernements ont évidemment un rôle essentiel à jouer, tant au niveau de la législation que dans celui du financement et de la construction des infrastructures. Il leur faut une vision à long terme, basée sur la science, des changements à réaliser, et surtout une volonté ferme et le courage d’agir sans tarder. De leur côté, les entreprises devront adapter leurs pratiques aux nouveaux paramètres. Quant à nous tous, il nous faut apprendre à « modérer nos transports » et à réduire leurs impacts sur l’environnement et le climat. Dans certains cas, nous perdrons peut-être un peu en facilité et en confort, mais il s’agit d’un bien faible tribut pour éviter le chaos d’un apocalyptique monde à +3 ou +4 degrés Celsius.

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 18 septembre 2021


Une transition industrielle vers la carboneutralité

Audrey Yank, ingénieure, membre de la table Industrie du Front Commun pour la transition énergétique et membre du regroupement Des Universitaires

Des cheminées fumantes sur fond de smog : une image frappante souvent utilisée pour illustrer l’impact carbone des industries. Ce secteur est en effet le deuxième plus grand émetteur de  GES au Québec, avec 30,5 % des rejets totaux selon l’inventaire québécois des émissions de GES. La moitié des émissions qui en proviennent sont liées à la production de chaleur et l’autre moitié aux procédés industriels. 

Une feuille de route

Dans un contexte visant à accélérer la transition du Québec vers la carboneutralité, quelle est la vision d’avenir pour la production industrielle? Des industries québécoises qui fabriquent des produits vraiment utiles et écoresponsables, qui consomment uniquement des énergies renouvelables et qui opèrent dans une nouvelle norme de circularité. C’est la transformation proposée par la Feuille de route vers un Québec ZéN (zéro émission nette) du Front commun pour la transition énergétique.

Nécessairement, il s’agit d’une vision transformatrice. Comment la Feuille de route envisage-t-elle d’y arriver? 

D’abord, elle propose de diminuer la consommation totale d’énergie en agissant sur la demande, dans une optique de sobriété et d’efficacité énergétique, tout en évitant la délocalisation des émissions de GES au-delà de nos frontières. En deuxième lieu, elle fait valoir la nécessité de décarboner la production de chaleur et les procédés industriels tout en maximisant les synergies industrielles. Cette décarbonation nécessite d’éviter toute conversion des systèmes actuels vers le gaz naturel et de rejeter tout nouveau projet industriel fortement émetteur de GES. 

Énergies fossiles et production de chaleur

Les industries québécoises font encore grand usage d’hydrocarbures pour la production de chaleur. De moins en moins de motifs techniques empêchent le remplacement des combustibles fossiles par des énergies de source renouvelable pour ce genre d’applications. Si plusieurs industries préfèrent le pétrole ou le gaz, c’est généralement pour des motifs économiques,  les coûts sociaux liés à leur combustion étant en majeure partie externalisés. Il est important que les pouvoirs publics s’attellent à la tâche de corriger cette situation.

Décarbonation des procédés industriels

Quant aux GES associés aux procédés industriels, leur élimination peut se faire de diverses façons et les efforts en ce sens sont requis de toutes parts. D’abord, en renonçant, en tant que société, à utiliser des produits issus de tels procédés ou en les remplaçant par des produits ayant un impact carbone minimal (par exemple, utiliser du bois plutôt que du ciment dans le domaine de la construction, des engrais verts plutôt que des engrais azotés, etc.). Ensuite, en renonçant à consommer des produits non durables, superflus ou néfastes. Puis, en mettant au point de nouveaux procédés zéro émission, comme l’industrie de l’aluminium dit être en voie de le faire. Finalement, en utilisant des ressources renouvelables, telles le gaz naturel renouvelable (GNR), pour les produits indispensables qui exigent le recours au gaz, ou des ressources issues d’une synergie industrielle, comme les extrants et les rejets thermiques d’autres processus. 

Transition juste pour les travailleurs et travailleuses

Le secteur industriel compte plusieurs dizaines de milliers de travailleurs et travailleuses au Québec. Aussi, l’emplacement de plusieurs industries place les collectivités où elles sont implantées dans une position de dépendance à une économie peu diversifiée. 

Les changements qui auront des impacts sur ces personnes et ces collectivités doivent se faire dans le cadre d’une transition juste, soit de façon à ce que la transition vers la carboneutralité atteigne à la fois des objectifs environnementaux, mais aussi sociaux et économiques, sans exacerber des inégalités existantes et sans laisser personne derrière. Ceci implique que les plans de décarbonation soient élaborés en concertation avec les travailleurs et les travailleuses. 

Enfin, le Québec compte surtout des PME qui n’ont pas toutes les moyens financiers ou l’expertise nécessaires pour assurer leur décarbonation. C’est pourquoi une mutualisation des solutions doit aussi être envisagée. 

Éviter les fuites d’émissions de GES

La tarification du carbone fait partie des stratégies clés pour inciter l’adoption de pratiques industrielles moins émettrices de GES. Le Québec a déjà fait un pas dans cette direction avec son système de plafonnement et d’échanges des émissions, le SPEDE. 

Par contre, le prix sur le carbone doit être juste pour envoyer un signal fort, et celui-ci doit s’accompagner d’une réglementation et d’incitatifs pour éviter la délocalisation des GES. En d’autres mots, il faut éviter que des industries d’ici s’installent ailleurs pour poursuivre leurs activités fortement émettrices de carbone. 

Cette fuite des émissions peut aussi être évitée avec l’introduction d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières canadiennes et avec des représentations à l’échelle internationale pour encourager des systèmes cohérents en la matière. Établir un système de traçabilité de l’empreinte carbone favorisera l’achat de produits fabriqués localement. 

Oui, mais le plastique?

Il faut noter que l’usage de certains produits provenant de la pétrochimie restera encore nécessaire pour une longue période, mais que leur remplacement graduel par des produits plus écologiques est nécessaire. Ces produits devront représenter une fraction très faible des produits manufacturés et s’insérer dans des circuits de recyclage ou de réutilisation pour en diminuer l’impact sur l’environnement.

En somme

Les avenues sont nombreuses pour entamer un virage vers une décarbonation du secteur industriel, mais l’essentiel est d’assurer une diminution totale de l’énergie et le recours à des énergies renouvelables tout en valorisant la circularité. Les travaux de recherche et développement doivent se poursuivre avec un soutien adéquat. 

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 26 septembre 2021


Pour des bâtiment sains, résilients et à zéro émission nette

Benjamin Zizi, consultant et formateur en habitations durables chez Écohabitation, membre du regroupement Des Universitaires

Manuel R. Cisneros, architecte spécialisé en écoconception, membre du regroupement Des Universitaires

Le secteur du bâtiment résidentiel, commercial et institutionnel produit 10,3 % des rejets de GES au Québec, ce qui en fait le troisième plus important émetteur sur le territoire. Et ce, sans même compter les émissions indirectes liées aux matériaux de construction utilisés.  Les émissions directes de ce secteur proviennent principalement des combustibles fossiles brûlés pour chauffer les bâtiments¹ (55 % gaz naturel, 45 % mazout²).

Pourtant, il serait possible de nous passer de ces combustibles. Le potentiel de réduction de la consommation énergétique pour les constructions existantes, et de conception passive et bioclimatique pour les constructions neuves, est extrêmement important. Ces principes amènent de nombreux bénéfices, parmi lesquels l’amélioration du confort et de la qualité de vie, et la résilience des constructions, notamment face aux changements climatiques. Additionnés à ces mesures de sobriété énergétique, la Feuille de route vers un Québec ZéN (zéro émission nette) du Front commun pour la transition énergétique propose un objectif ambitieux : retirer, à court terme, tout système de chauffage aux énergies fossiles.

Bannir les systèmes de chauffage au gaz ou au mazout

Récemment, le gouvernement du Québec a annoncé que les systèmes de chauffage au mazout seront interdits pour toute nouvelle résidence. Cependant, cela fait déjà longtemps que le mazout n’a plus le vent en poupe : ses contraintes d’utilisation ainsi que les incitatifs pour démanteler les systèmes qui en dépendent sont dissuasifs. Outre une accélération du rythme des conversions électriques des bâtiments, l’annonce reflète une réalité déjà existante, mais insuffisante.

La Feuille de route souhaite aller plus loin : interdire immédiatement toute nouvelle installation de système de chauffage au gaz et bannir, à court terme, tous les systèmes de chauffage aux énergies fossiles, incluant le gaz naturel. Cette proposition fait écho à celle de nombreuses voix, tel que le rappelle la récente tribune du Regroupement des organismes environnementaux en énergie. En effet, on assiste chaque année au raccordement de milliers de nouvelles constructions par Énergir ou Gazifère, qui auraient pu être exclusivement électrifiées.  Il est troublant de constater que le gouvernement du Québec autorise encore la promotion et les subventions pour le gaz naturel. Or, même si ces fournisseurs d’énergie se félicitent de leurs efforts pour le développement du gaz naturel renouvelable, celui-ci n’atteint aujourd’hui, et n’atteindra dans un avenir prévisible, qu’un faible pourcentage du gaz injecté dans le réseau, dont l’autre proportion est majoritairement composée des néfastes gaz de schiste. Au Québec, un territoire doté d’expertise en constructions en climat froid, et producteur d’énergie hydroélectrique, c’est une hérésie de vouloir continuer à consommer des combustibles fossiles pour le chauffage. 

Accélérer la mise en place d’une sobriété énergétique soutenable

Bien entendu, éviter ces combustions fossiles ne peut se faire seul : il faut également consommer moins et intelligemment, afin d’être capables de combler les besoins en énergie et en puissance avec des ressources non fossiles.

Pour les constructions neuves, on recommande d’adopter un nouveau Code de la construction fixant un objectif carboneutre à atteindre et permettant à l’industrie de s’adapter progressivement à des cibles intermédiaires de plus en plus exigeantes. 

Le secteur de la rénovation écoénergétique a, en général, un impact climatique moindre que la déconstruction et la reconstruction ; il est un pivot de la réduction de GES. C’est aussi dans ce secteur que les défis techniques sont les plus importants. On propose ainsi de lui allouer des budgets substantiels et de soutenir le développement de modes de financements novateurs. Par exemple, certains programmes permettent  aux propriétaires de rembourser un emprunt pour rénovation écoénergétique à même la taxe foncière, et de transférer leur dette en cas de vente de la propriété.

Par souci de transparence, on propose d’instaurer un système simple de cotation des bâtiments en fonction de la consommation d’énergie et des émissions de GES, avec obligation de divulguer la cote lors de toute vente ou location.

La densité des bâtiments a un impact important sur  les transports et les réseaux de soutien (électrique, aqueduc, égouts, télécommunications). Il est nécessaire de favoriser la densification à échelle humaine dans les quartiers existants ou les cœurs villageois (changements de zonage, planification d’espaces orientés vers le transport actif et collectif). Également à privilégier : l’étude systématique des synergies possibles avec les environs proches des projets lors de la délivrance des permis (ex. : réseaux de chaleur, micro-réseaux renouvelables). 

Penser en terme de « cycle de vie » 

Au-delà des émissions de GES directes des bâtiments, il faut penser à toutes leurs émissions indirectes, souvent non comptabilisées. Le cycle de vie d’un bâtiment inclut sa fabrication (matériaux + impacts de la construction), son exploitation (consommation énergétique et entretien) et sa fin de vie (déconstruction, réemploi, recyclage). Pour les bâtiments ne consommant déjà plus d’énergies fossiles, l’impact de la phase d’exploitation diminue en importance par rapport aux autres. C’est pourquoi il faut privilégier l’utilisation de matériaux à longue durée de vie, facilement démontables et réutilisables en fin de vie, entièrement recyclables ou valorisables, et de préférence issus de sources locales. 

On recommande notamment la conception d’un outil de transparence et d’aide à la décision capable de générer un indicateur carbone sur le cycle de vie suffisamment fiable pour fixer des seuils maximums pour tout bâtiment neuf ou rénovation majeure, adapté à la spécificité énergétique québécoise. 

Également, on propose d’introduire une écotaxe et un principe de responsabilité élargie des producteurs sur les produits ayant le plus d’impact et difficilement récupérables ou valorisables en fin de vie (ex. : bardeaux d’asphalte, produits laminés…). Il faut aussi inciter à planifier la gestion de toutes les matières résiduelles de la vie des bâtiments dès leur phase de conception (ex. : design évolutif). Des mesures doivent être prises pour contrer l’impact grandissant des agents réfrigérants à fort potentiel de réchauffement planétaire. Enfin, après la mise en place de toutes les mesures de sobriété carbone, vient alors le moment de compenser les émissions carbone résiduelles sur l’ensemble du cycle de vie du bâtiment.

Notes

[1]  Inventaire québécois des émissions de gaz à effet de serre en 2017 et leur évolution depuis 1990. 2019. MELCC.

[2] État de l’énergie au Québec 2021, Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal.

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 2 octobre 2021


Des GES, on en mange! 

Marie-Josée Renaud, Union paysanne, membre du regroupement Des Universitaires

Maude Prud’homme, Réseau québécois des groupes écologistes (RQGE), maraîchère 

Relation intime s’il en est, celle que l’humanité entretient avec la nourriture a des ramifications profondes à toutes les échelles. Les aliments entrent dans nos corps, dans les sols, dans les eaux. L’alimentation s’inscrit aussi dans les systèmes économiques et politiques. Elle a été déterminante dans les processus historiques, culturels, économiques et, bien sûr, climatiques. 

Selon l’Inventaire québécois des émissions de gaz à effet de serre (GES), le secteur de l’agriculture serait responsable de près de 10 % des émissions totales de GES du Québec. L’utilisation des énergies fossiles et d’engrais azotés ainsi qu’une gestion des sols inadéquate sont les principales responsables de ces émissions. Ce chiffre est cependant trompeur, surtout si on considère le système alimentaire dans son ensemble, car plusieurs émissions inhérentes aux activités agricoles et à l’alimentation sont comptabilisées dans les secteurs du transport, de l’énergie et des déchets, sans parler de l’empreinte cachée, plutôt floue, des aliments importés et exportés. 

Un système malsain et fragile

Énergivore, gourmand en eau et en intrants ayant leurs propres empreintes écologiques, le système alimentaire industriel est aussi moins productif qu’il n’y paraît. Son insoutenable lourdeur s’impose en concentrant la propriété des terres et en appauvrissant les sols. En effet, bien que la superficie de la zone agricole demeure plutôt stable depuis 1992 au Québec, la part relative des sols de bonne qualité tend à diminuer. Les fournisseurs d’intrants de synthèse, d’énergies fossiles et de machinerie, de même que les institutions financières, sont devenus les principaux bénéficiaires de la richesse créée par le secteur agricole, comme en témoigne l’endettement croissant des entreprises agricoles. La dette écologique, elle, s’accumule en contaminations diverses et perte d’espèces. 

Le système mondialisé des grandes monocultures est par ailleurs très vulnérable aux aléas climatiques et aux soubresauts des marchés. Fondé sur l’appropriation des terres autochtones et paysannes, il se nourrit de subventions gouvernementales et de l’exploitation de travailleuses et travailleurs soumis à des conditions de travail déplorables, souvent précarisés par leur statut migratoire. Il brûle aussi d’immenses quantités de carburants fossiles. 

Changements nécessaires mais insuffisants

L’agriculture est donc actuellement une source de GES, et ce, bien que les sols en santé constituent naturellement l’un des plus importants puits de carbone. L’agriculture dite conventionnelle participe à l’appauvrissement des sols et à l’échappement de GES dans l’atmosphère. C’est pourquoi elle doit faire place à des pratiques qui permettent d’accroître la teneur en carbone des sols et qui s’inscrivent dans les cycles de régénération des écosystèmes. 

Des études démontrent toutefois qu’après 20 à 40 ans, un nouvel équilibre s’installe entre le taux d’accumulation du CO2 dans le sol et le taux de libération du CO2 dû à la dégradation des matières organiques. Par conséquent, la séquestration du carbone par la régénération des sols ne répondra pas à elle seule au défi climatique. Elle n’en constitue pas moins un élément essentiel d’une stratégie globale. 

Une telle stratégie doit prévoir un virage massif vers l’agroécologie, de vastes chantiers pour la coconstruction de souverainetés alimentaires et l’écologisation de l’alimentation. Elle doit inclure la sortie des énergies fossiles et des intrants de synthèse, la révision des outils et de la machinerie ainsi que la réduction drastique des échelles de production. Le défi est de taille et diffère selon qu’il s’agit de céréales, de légumes ou d’oléagineuses, mais tels sont les impératifs de la biosphère que nous habitons. Heureusement, les savoirs paysans et autochtones ainsi que plusieurs expériences en cours sont porteuses d’histoires et d’espoirs alors que nous découvrons ou redécouvrons des pratiques culturales à la fois efficaces et minimalistes, une machinerie électrique, des modes de conservation sains et peu énergivores, etc.  

Écologiser l’alimentation : mais encore? 

Terme parapluie, l’écologisation de l’alimentation inclut toutes les mesures visant à réduire l’empreinte écologique de notre alimentation, voire à l’inscrire dans des cycles régénérateurs. La proximité, la saisonnalité, la conservation futée, l’accessibilité physique et économique ainsi que le respect des cycles régénératifs des écosystèmes sont des repères porteurs. Bien que réduire la consommation de produits animaux semble incontournable, il y a lieu de réfléchir collectivement au sens de cette mesure selon les contextes écologiques et culturels. Une alimentation écologique peut inclure de la choucroute mais aussi du phoque. Elle ne se limite pas au kale mais exclut probablement la culture de fraises en février au Québec.

Des souverainetés à nourrir

La souveraineté alimentaire est au cœur des revendications paysannes de par le monde. L’Union nationale des fermiers la définit ainsi : « La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite par des méthodes écologiquement rationnelles et durables, et leur droit de définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. Il place les aspirations et les besoins de ceux qui produisent, distribuent et consomment de la nourriture au cœur des systèmes et politiques alimentaires plutôt que les demandes des marchés et des entreprises. Il défend les intérêts et l’inclusion de la prochaine génération. » La notion de souveraineté, fut-elle alimentaire, n’est pas sans poids en ces terres colonisées. Plutôt que de la contourner, ou encore d’en ignorer les tenants et aboutissants, pourquoi ne pas reconnaître la pluralité des souverainetés alimentaires à coconstruire et enraciner dans les territoires que nous habitons? 

Des idées à semer

Investir massivement dans le démarrage et la pérennisation de fermes écologiques à échelle humaine, élaborer un programme de transition juste pour les producteurs et productrices agricoles, mettre en place des politiques d’accessibilité physique et économique aux aliments écologiques pour tous et toutes, créer des bibliothèques publiques de semences, soutenir les projets des Premiers Peuples visant la valorisation des possibilités nourricières de proximité : voilà autant de leviers incontournables pour agir en solidarité avec les générations montantes et futures en ces temps de multiples bouleversements amorcés. Cultivons l’abondance pérenne!

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 9 octobre 2021


Remercier la Terre… à coup de poubelles?

Nicholas Chevalier, Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets (FCQGED), membre du regroupement Des Universitaires

Nous avons été nombreux récemment à profiter d’un long week-end : à l’occasion de l’Action de grâce, 38 millions de Canadiennes et Canadiens communiaient pour remercier la Terre des récoltes dont elle nous a fait don tout au long de la saison chaude! Malheureusement, nous l’avons fait d’une bien drôle de façon, en lui offrant des montagnes d’ordures : emballages de dindes, bouteilles vides, sacs cadeaux et autres détritus.

Au Québec, nous éliminons collectivement 5 400 000 de tonnes de déchets par an. Cela équivaut à environ 10 tonnes de matières enfouies ou jetées au feu chaque minute, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. 

Ces déchets sont directement responsables de 6 % de nos émissions de gaz à effet de serre (GES), provenant principalement de la décomposition des matières organiques en méthane (MELCC). Cette valeur exclut toutefois les GES associés à la collecte et au transport des déchets et des matières récupérées, ainsi qu’au tri, au traitement et au recyclage des matières recyclables ou compostables.

Oui, mais nous recyclons, n’est-ce pas?

En plus de ces déchets enfouis ou incinérés, nous produisons plusieurs autres résidus que nous tentons de valoriser grâce au compostage ou au recyclage, ou en les déposant à un écocentre. Nous en sommes fiers! 

Le recyclage et le compostage sont essentiels et assurément préférables à l’élimination. Néanmoins, les matières récupérées nécessitent transport, tris et traitements : des opérations qui demandent de grandes quantités d’énergie, souvent issue de combustibles fossiles. De plus, bon nombre de ces résidus sont rejetés et renvoyés à l’élimination, ou exportés à des fins… inconnues. Bref, malgré notre bonne volonté, les filières du recyclage, du compostage et de la valorisation ne devraient absolument pas être les pierres d’assise de notre approche en matière de déchets.

Transformer nos déchets en énergie, un piège 

Le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) effectue actuellement une enquête visant notamment à déterminer si la « valorisation énergétique » des déchets peut remplacer l’enfouissement et l’incinération. 

La valorisation énergétique tire une bonne partie de son énergie des plastiques (à base de pétrole). Elle est souvent qualifiée, abusivement, d’« énergie renouvelable ». Or, loin d’être vertes, les technologies dites de « valorisation énergétique » posent le même problème que le recyclage et le compostage : elles détournent l’attention — et les fonds publics — des vraies solutions. Tout comme l’expansion du réseau autoroutier perpétue la congestion, ces technologies contribuent à maintenir le modèle linéaire « extraire-fabriquer-transporter-consommer-jeter ». 

Changer notre vision des déchets

Actuellement, nous gérons les déchets générés. Dans le Québec ZéN (zéro émission nette) de demain, les déchets ne seront pas gérés mais bien anticipés, minimisés et évités. Il existe déjà une kyrielle de solutions pour tendre vers un monde sans déchet.

Pour débuter, nous pouvons renoncer au jetable. Beaucoup d’entre nous avons déjà adopté les bouteilles et tasses réutilisables. Des commerces de vrac naissent dans partout au Québec. Plusieurs municipalités ont commencé à interdire certains produits à usage unique ou à subventionner l’achat de produits réutilisables (bidets, couches, hygiène menstruelle, etc.). Une réglementation provinciale pourrait aisément généraliser ce type d’initiatives. 

Nous pouvons aussi prolonger la durée de vie des biens par la réparation, l’échange ou le don. Encore une fois, le gouvernement peut faire la différence en adoptant une loi contre l’obsolescence programmée, qui obligerait les producteurs à favoriser la réparation des articles et un accès raisonnable aux pièces de rechange. Une telle loi existe déjà en France.

Un Québec ZéN implique également une perception bien différente des biens. L’économie de partage, par exemple, vise à maximiser l’utilisation des objets. Tout comme on peut partager des livres à la bibliothèque, on peut partager des outils, des jeux, des appareils de cuisine et même des voitures. L’économie de fonctionnalité, pour sa part, permet de vendre un service plutôt qu’un produit. Plutôt que de vous vendre une imprimante, on peut vous vendre un service d’impression : achetez 1000 impressions à un prix forfaitaire, on fournit le matériel! Pour maintenir votre satisfaction et minimiser les déplacements, nous avons alors intérêt à choisir une imprimante durable et des cartouches d’encre bien remplies.

La publicité peut également être réglementée dans le Québec de demain. La majorité des publicités servent à créer des désirs. Tout comme la loi interdit les publicités à but commercial destinées aux enfants et encadre rigoureusement la publicité sur les boissons alcooliques, il serait possible d’empêcher la promotion de produits qui ne répondent plus à nos valeurs collectives : les véhicules énergivores, les voyages en avion et croisières, etc. Une telle approche exigerait que des mécanismes soient mis en place pour assurer la viabilité des médias qui dépendent des revenus publicitaires.

Un changement déjà entamé

Au Québec, la révolution de l’évitement des déchets est déjà amorcée. Un grand nombre d’entre nous avons adopté les sacs réutilisables pour transporter nos achats, la conservation pour profiter tout au long de l’hiver des fruits et légumes locaux achetés en vrac pendant l’été, les friperies pour disposer de nos vêtements superflus ainsi que les transports collectifs et actifs. Malheureusement, depuis près de cent ans, notre modèle économique n’a cessé de nous inciter à accroître notre consommation, principale cause de l’augmentation des déchets. 

Si nous souhaitons que la Terre continue à nous offrir les récoltes dont nous profitons en famille à chaque Action de grâce, travaillons ensemble pour réduire nos déchets. Remercions la Terre en cessant de la surexploiter et de lui déverser nos poubelles. 

Le moment est venu de revoir nos modes de vie et de consommation par des actions individuelles, mais surtout collectives. Les gouvernements doivent légiférer pour empêcher le modèle linéaire actuel de continuer à ravager notre planète. Ils doivent également mettre en place des programmes pour assurer le déploiement d’une économie circulaire, sobre en matières et en énergie. Les institutions doivent agir de manière exemplaire et paver la voie vers des achats plus responsables. Et nous, citoyennes et citoyens, devons faire preuve d’ouverture et de flexibilité en encourageant les gouvernements et les entreprises à embrasser ce nécessaire changement. 

Ce texte a été publié dans Le Soleil le 16 octobre 2021